Attention, état brut

Si on met une pancarte avec « attention » à l’entrée d’une exposition, c’est que vous courez un risque, mais à quoi pourrait-on être exposé face à des œuvres d’art? Le fait que le mot « art » soit le grand absent du titre de l’exposition « Attention, état brut » peut nous éclairer. Il a été effacé du mot d’esprit plusieurs fois employé pour désigner une exposition d’art brut : « L’art à l’état brut ». Ce dont vous prévient ce titre, c’est que cet état sans finition ni douceur, sans décoration ni effet de mode, c’est l’état des œuvres et non l’état des artistes. Voilà pourquoi le mot « art » a été supprimé pour mettre en évidence qu’il n’est pas question d’art brut, dénomination inventée par Dubuffet pour désigner l’état naïf, inculte, fou, des artistes qui peuplent les collections ainsi qualifiées. Attention parce que dans cette exposition, il n’y a plus ces références biographiques pour empêcher votre confrontation avec les œuvres. Les œuvres qui composent cette exposition n’ont pas été choisies en fonction du pedigree psychosocial des artistes.

C’est au début du 20e siècle que deux psychiatres s’intéressent à ce qu’on appelait « l’art des fous » au point, pour le premier, d’en constituer une collection et pour le second de consacrer une monographie à l’un de ces artistes. Ils ont été, tous les deux, les élèves de Freud qui découvre l’intensité et la violence de la vie inconsciente et qu’entre le normal et le pathologique, il n’y a pas de différence de nature mais seulement de degré. A la même période, des génies de tous les arts, de la peinture au cinéma, vont faire hurler les figures, les défigurer de souffrance. On dirait que des artistes qui ne se sont jamais rencontrés, et encore moins concertés, ont tous été saisis par la même prescience des grandes atrocités du 20e siècle. Les hurlements des génies ont fait écho à ceux des fous, poussés du fond des asiles. L’art est un travail de mémoire de l’espèce humaine qui donne accès à une prescience de l’avenir. L’art qui ne serait que contemporain ne serait pas de l’art ; l’art est nécessairement anachronique.

Le titre de l’exposition laisse libre de penser cet effacement du mot « art » comme le signe d’une postmodernité ou celui d’une antériorité. À chacun de sentir si les œuvres qui lui sont présentées ici manifestent le dépassement d’une notion d’art devenu obsolète ou un ailleurs venu de la préhistoire de ce qu’on nomme « art », un ailleurs où des êtres, par leur souffrance, leur sensibilité et leur non formatage académique sont habités par une mémoire de l’art comme expérience chamanique, religieuse. L’art conceptuel, par exemple, est marqué par une mémoire profondément religieuse, celle qui rend indissociables l’œuvre et le texte. L’installation et la performance sont dictées par la mémoire du rituel.

Créer une œuvre ou la regarder en se laissant atteindre par elle réveille en chacun de nous cette mémoire. L’art n’a ainsi rien à voir avec la décoration et la distraction. L’état brut de l’art, l’état brut de votre regard autant que celui de l’artiste et de l’œuvre, est le retour de cette expérience dont le signe en nous est une émotion intense qui nous arrache à notre époque dans ses modes et ses catégories de pensée.

Patrick Cady
Sculpteur, écrivain et psychanalyste