Libres et subversifs

Je m’intéresse avant tout aux artistes indépendants d’esprit qui œuvrent en dehors des sentiers battus de l’art contemporain et de l’académisme prévalant, à ces créateurs qui résistent à la pensée unique et dogmatique du discours.

Je préfèrerai toujours la fureur poétique de l’imaginaire et du sensible au verbe qui soutient le concept et la théorie. Ce que j’aime et ce que je défends, c’est l’amour du dessin, de la narration et du travail bien fait qui s’incarne dans des univers oniriques, singuliers et hors normes.

Daniel Erban, Guy Bailey, Claire Labonté et Shawn Mackniak sont à cet égard de parfaits exemples de ces marginaux qui sont à l’écoute de leur moi intérieur et qui sont animés de cette pulsion créatrice commune à tous les artistes authentiques dont la création est la véritable raison d’être.

Déraisonnables tous autant qu’ils sont, hors les normes, ils créent des univers singuliers et souvent déroutants. L’œuvre cathartique de Daniel Erban dépeint le côté instinctuel, désorganisé et primitif de notre psyché et il choisit, pour le rendre, de large traits à l’encre noire qui se détachent des fonds blancs. Chez Guy Bailey, ce sont des tableaux coup de poings à l’humour cru où les traits acérés se mêlent aux empâtements colorés et créent une palette sourde et angoissante.

Dans les bestiaires fabuleux de Shawn Mackniak, les créatures hydrides s’entremêlent, les dragons, chimères et harpies menacent, gueules ouvertes, de pauvres hères qui émergent du chaos. L’ordonnancement des fresques précieuses de Claire Labonté fait contrepoint à ces débordements énergiques. Ici, c’est la touche répétitive et obsessionnelle qui subjugue. Dans un état proche de la transe, l’artiste compose, des fresques mythologiques où elle tente de renouer avec cet inconscient pré-historique et collectif qui nous lie.

Bienvenue au dépaysement, bienvenue dans l’univers, subversif et singulier de l’art outsider.

Robert Poulin

La Galerie des Nanas… la fin d’une expérience fondatrice

Au moment où vous lirez ces lignes, La Galerie des Nanas, située à Danville, en Estrie, aura cessé ses activités. Ouverte le 2 septembre 2011, fermée le 4 septembre 2017, elle aura tenu pavillon deux saisons après le décès soudain de son âme fondatrice, l’artiste Martine Birobent.

Dès le départ, La Galerie des Nanas a choisi la posture esthétique et éditoriale de promouvoir le travail des femmes, très actives au sein du mouvement des arts singuliers, outsiders, intuitifs et autodidactes. Cette approche a rapidement permis la construction de liens avec les « singulières » à l’étranger. Les carrières artistiques des femmes autodidactes sont trop souvent taxées avec mépris de « secondes carrières » : nombreuses sont celles qui effectuent un retour à la pratique artistique après avoir été soutien de famille, mais leurs motivations ne sont pas suffisamment prises au sérieux par les milieux de l’art contemporain, de l’histoire de l’art, par les institutions qui soutiennent la création professionnelle, par les galeries commerciales, là où le tailleur est de mise. Cela est vrai au Québec et à l’étranger. Or, le vécu de ces femmes, leur regard libéré des dictats institutionnels et le grand plaisir qu’elle tirent à créer après avoir été maintenues dans des carcans économiques et sociaux divers, en font de dignes successeuses des mouvements historiques de l’art brut et hors-normes. La forte représentation des femmes dans les salons, publications, foires, biennales et musées consacrés à l’art brut et outsider en est symptomatique. Ainsi, La Galerie des Nanas s’est rapidement retrouvée associée à ces courants, parce qu’elle a osé émettre l’hypothèse que les femmes y jouaient un rôle essentiel, analogue à celui qu’elles avaient joué chez les surréalistes, et que ce rôle se devait d’être souligné, encouragé et promu.

Bien que La Galerie des Nanas quitte la scène et que l’actuelle exposition en constitue le chant du cygne, elle reste néanmoins très fière du travail accompli et des traces qu’elle laisse dans le paysage. Je souhaite, en terminant, saluer le merveilleux travail d’artistes que l’actuel cadre n’a pas permis de présenter, notamment celui de Christine Béglet, Mimi Traillette, Hélène Lagneux, Marie Morel, Ody Saban et de nombreuses autres. Je souhaite également attirer l’attention des publics québécois sur les manifestations et acteurs internationaux des arts singuliers et hors-normes qui furent nos sources d’inspiration, nos ouvreurs de conscience : Laurent Danchin, Nicole Estérolle, Sophie Lepetit, la Biennale Hors Normes de Lyon, la Halle Saint-Pierre à Paris, le Jardin des Tarots de Niki de Saint-Phalle en Toscane, le Site de la création franche de Bègles, la biennale Out of The Box à Genève, la Outsider Art Fair de New York et Paris, INTUIT à Chicago et AVAM à Baltimore, ainsi que les magazines Raw Vision et Hey!.

Jean-Robert Bisaillon
Co-fondateur de La Galerie des Nanas

Attention, état brut

Si on met une pancarte avec « attention » à l’entrée d’une exposition, c’est que vous courez un risque, mais à quoi pourrait-on être exposé face à des œuvres d’art? Le fait que le mot « art » soit le grand absent du titre de l’exposition « Attention, état brut » peut nous éclairer. Il a été effacé du mot d’esprit plusieurs fois employé pour désigner une exposition d’art brut : « L’art à l’état brut ». Ce dont vous prévient ce titre, c’est que cet état sans finition ni douceur, sans décoration ni effet de mode, c’est l’état des œuvres et non l’état des artistes. Voilà pourquoi le mot « art » a été supprimé pour mettre en évidence qu’il n’est pas question d’art brut, dénomination inventée par Dubuffet pour désigner l’état naïf, inculte, fou, des artistes qui peuplent les collections ainsi qualifiées. Attention parce que dans cette exposition, il n’y a plus ces références biographiques pour empêcher votre confrontation avec les œuvres. Les œuvres qui composent cette exposition n’ont pas été choisies en fonction du pedigree psychosocial des artistes.

C’est au début du 20e siècle que deux psychiatres s’intéressent à ce qu’on appelait « l’art des fous » au point, pour le premier, d’en constituer une collection et pour le second de consacrer une monographie à l’un de ces artistes. Ils ont été, tous les deux, les élèves de Freud qui découvre l’intensité et la violence de la vie inconsciente et qu’entre le normal et le pathologique, il n’y a pas de différence de nature mais seulement de degré. A la même période, des génies de tous les arts, de la peinture au cinéma, vont faire hurler les figures, les défigurer de souffrance. On dirait que des artistes qui ne se sont jamais rencontrés, et encore moins concertés, ont tous été saisis par la même prescience des grandes atrocités du 20e siècle. Les hurlements des génies ont fait écho à ceux des fous, poussés du fond des asiles. L’art est un travail de mémoire de l’espèce humaine qui donne accès à une prescience de l’avenir. L’art qui ne serait que contemporain ne serait pas de l’art ; l’art est nécessairement anachronique.

Le titre de l’exposition laisse libre de penser cet effacement du mot « art » comme le signe d’une postmodernité ou celui d’une antériorité. À chacun de sentir si les œuvres qui lui sont présentées ici manifestent le dépassement d’une notion d’art devenu obsolète ou un ailleurs venu de la préhistoire de ce qu’on nomme « art », un ailleurs où des êtres, par leur souffrance, leur sensibilité et leur non formatage académique sont habités par une mémoire de l’art comme expérience chamanique, religieuse. L’art conceptuel, par exemple, est marqué par une mémoire profondément religieuse, celle qui rend indissociables l’œuvre et le texte. L’installation et la performance sont dictées par la mémoire du rituel.

Créer une œuvre ou la regarder en se laissant atteindre par elle réveille en chacun de nous cette mémoire. L’art n’a ainsi rien à voir avec la décoration et la distraction. L’état brut de l’art, l’état brut de votre regard autant que celui de l’artiste et de l’œuvre, est le retour de cette expérience dont le signe en nous est une émotion intense qui nous arrache à notre époque dans ses modes et ses catégories de pensée.

Patrick Cady
Sculpteur, écrivain et psychanalyste

Introduction (avec l’aimable autorisation de Vie des Arts – extrait du numéro 248)

Attention : état brut! constitue une rare exposition indépendante consacrée à l’art hors-norme et autodidacte au Québec. Sous l’impulsion du commissaire Hugues Brouillet, l’exposition permet la découverte d’une vingtaine d’artistes du Québec, de la France et des États-Unis sélectionnés parmi les coups de cœur de trois amateurs d’art marginal du Québec : Jean-Robert Bisaillon [La Galerie des Nanas, Danville], Patrick Cady [Musée de l’Art Singulier, Mansonville] et Robert Poulin [Galerie Robert Poulin, Montréal]. D’emblée, le corpus d’œuvres semble éclectique tant les propositions sont variées, mais la cohérence est assurée, selon Hugues Brouillet, par : « l’imperméabilité des artistes à toute influence extérieure ». Cette idée, par ailleurs contestée, – Qui, aujourd’hui, peut prétendre être à l’abri d’influences? – devrait plutôt être comprise ici comme l’incarnation d’une quête d’authenticité tant dans l’expression, que dans les matériaux, voire dans le mode de vie des artistes choisis. En effet, chez ces artistes, la création relève souvent d’une nécessité vitale, voire curative, qui rend la frontière entre l’art et la vie extrêmement ténue. Ainsi, le besoin de créer peut se manifester suite à une révélation, des visions, une compulsion ou par pure passion. De plus, la diversité des techniques et des matériaux utilisés fait également état de cette créativité insubordonnée : sculptures à la résine, à la fibre de verre ou sur bois, collages, peintures sur toile, sur papier ou sur pièces de bois, dessins à l’encre ou au stylo bille, broderie, crochet ou tricot, réalisés sur, ou à partir, de matériaux « pauvres » ou d’objets récupérés. Soulignons par exemple le travail de Daniel Erban dans lequel, à travers la brutalité d’un geste vif, la sexualité et la violence explicites forcent l’attention vers des émotions ou des préoccupations souvent occultées dans l’imaginaire collectif. Mary Lou Freel, quant à elle, développe dans ses œuvres textiles d’une poésie unique, des narrations mythologiques, magiques ou oniriques ou encore des scènes de genre qu’elle brode ou tisse inlassablement. Ces ambiances chimériques se retrouvent également dans les dessins à l’encre d’Évelyne Postic dont la minutie du trait frôle l’obsession. Ses corps primitifs, en communion avec l’animal et le végétal, qu’elle élabore sur le papier, transportent le regardeur dans des mondes surréels et fantastiques. Il faut également découvrir le travail de Martine Birobent et de Marion Oster chez qui l’attachement aux symboles chrétiens et à ceux de l’enfance est prégnant, voire magnifié. Poupées ou Vierges tatouées, décorées, habillées, modelées, détachées, pailletées ou enclavées sont au centre de leur travail; la qualité esthétique de ces créations est remarquable et le résultat envoutant. Par une approche intuitive, ces artistes créent des œuvres dotées d’une force expressive inouïe, déployant une représentation de soi incarnée, une mythologie toute personnelle. Les œuvres présentées à l’exposition engagent le visiteur dans des espaces intimes de la psyché humaine, rarement accessibles autrement que par l’expression artistique. En somme, Hugues Brouillet livre ici un projet ambitieux et riche de réflexions sur l’art et l’acte créateur, sur ses conventions et ses limites, qui demandent toujours à être explorées.

Flavie Boucher, M. A. Muséologie
Doctorante en histoire de l’art, Université de Montréal

Mot du commissaire Hugues Brouillet

Il y a de cela plus d’un an, j’avais une conversation avec Simon Blanchet, agent culturel à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, au sujet des distinctions et recoupements entre art brut, art hors-norme et art thérapie. En expliquant ma position sur ces formes d’art, j’avais en tête des artistes et des œuvres que j’avais vus en Europe ou ici, en Amérique. J’avais surtout un très vif souvenir de ma visite en 2015 d’une exposition à la Halle St-Pierre, à Paris, haut lieu de ces pratiques artistiques marginales. Je pensais entre autres à l’audace et à la liberté de ces artistes, mais aussi à la diversité des médiums, des styles et des formes proposés : des broderies, de la sculpture, du dessin, des installations, dans des registres de pratiques qui les rendaient inclassables.

En discutant avec Simon Blanchet de tout cela, j’exprimais mon rêve de monter un jour une exposition sur le sol québécois qui serait un modeste reflet de ce que j’avais contemplé sous d’autres cieux. Mon interlocuteur saisit la balle au bond et me proposa la Chapelle historique du Bon-Pasteur comme écrin à ce projet. Il me semblait impossible de trouver mieux comme espace et dès lors, il fallait que mon exposition soit à la hauteur d’une si belle salle. Ma profession d’enseignant en philosophie m’inclinant à privilégier le dialogue, ce rôle de commissaire me donnait la chance de faire se côtoyer non seulement des œuvres et des artistes, mais aussi des connaisseurs et des passionnés de ces formes d’art exceptionnelles. Des rencontres fructueuses et des échanges constants nous ont permis de définir ce qui nous semblait essentiel de montrer : des artistes incontournables d’ici et d’ailleurs, des œuvres choisies pour leur force et leur puissante originalité. Le choix ne fut pas facile car, chez chacun de mes trois partenaires dans cette entreprise, je trouvais des dizaines et des dizaines d’œuvres qui auraient pleinement mérité d’être exposées à la Chapelle.

Voici donc ma sélection, et je ne peux que remercier chaleureusement Jean-Robert Bisaillon, Patrick Cady et Robert Poulin pour toute l’aide qu’ils m’ont donnée. Ce fut un bonheur de visiter leur espace d’exposition, de dialoguer avec eux et de construire ensemble ces regards croisés qui singularisent tant cette exposition. Les artistes qu’ils représentent me semblent véritablement exceptionnels et j’espère vivement vous faire partager un peu de cette passion et de cet engagement qui animent ces trois connaisseurs… hors-norme !

J’aimerais remercier Simon Blanchet qui m’honora de sa confiance deux fois plutôt qu’une. Investir un lieu comme la Chapelle et côtoyer Simon sont un honneur et une chance. Remerciements aussi à Diane Brouillet, dont les connaissances en art et la sensibilité d’artiste ont été tellement précieuses dans notre travail de co-scénarisation de l’exposition. Finalement, merci à ma femme Debora dont l’aide et le soutien sont proprement inestimables.

1er septembre 2017